Les Liaisons dangereuses

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Catherine Deneuve incarne Madame de Merteuil

Catherine Deneuve sera Madame de Merteuil dans une nouvelle adaptation des Liaisons dangereuses . L’œuvre de Choderlos de Laclos a été adaptée pour la télévision par Eric-Emmanuel Schmidt . C’est Josée Dayan qui en assure la réalisation.

Résumé des Liaisons dangereuses :

Lettre 153, du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil :  » […] le moindre obstacle mis de votre part sera pris de la mienne pour une véritable déclaration de guerre : vous voyez que la réponse que je vous demande n’exige ni longues ni belles phrases. Deux mots suffisent. « 

Réponse de la Marquise de Merteuil, écrite au bas de la même lettre :  » Hé bien ! la guerre. « 

Il est délicat de résumer de façon linéaire un roman épistolaire, surtout lorsqu’il s’agit des Liaisons dangereuses, car on ne peut matérialiser l’intelligence de l’agencement des lettres ou mettre en valeur la diversité des styles (chaque épistolier a son tempérament, ses expressions, sa rhétorique, ses images).

Le roman s’ouvre sur une lettre de la jeune Cécile de Volanges, qui va sortir du couvent pour être mariée par sa mère, Mme de Volanges, à un certain Gercourt. Or Mme de Merteuil, parente de Mme de Volanges, apprenant ce projet de mariage, décide de se venger de Gercourt, ancien amant qui l’a quittée pour une autre femme. Pour cela, elle propose à son ami et ancien amant, le Vicomte de Valmont, de pervertir la jeune Cécile afin de ruiner le mariage de Gercourt. Mais Valmont refuse l’offre, car il est retenu chez sa vieille tante Mme de Rosemonde, par la présence de la Présidente de Tourvel, jeune femme dévote et vertueuse. Valmont veut faire de cette séduction un exploit, mais ce projet agace Mme de Merteuil :  » Déjà vous voilà timide et esclave ; autant vaudrait être amoureux.  » (lettre 10, de Merteuil à Valmont) La jeune Cécile, qui a quitté le couvent, s’éprend du Chevalier Danceny. Valmont, qui fait surveiller Mme de Tourvel, apprend que celle-ci a été prévenue contre lui par Mme de Volanges. Dès lors, il accepte de servir la vengeance de Mme de Merteuil, afin de se venger lui aussi, de Mme de Volanges. Cependant, Cécile demande à Danceny de ne plus lui écrire, et la Présidente fait la même demande à Valmont.

Dans la deuxième partie du roman, Valmont et Mme de Merteuil, sont tous deux à Paris mais ne parviennent pas à se voir. Ils élaborent néanmoins leur plan de bataille contre Gercourt et la petite Volanges. Mme de Merteuil convainc Mme de Volanges de se rendre avec sa fille chez Mme de Rosemonde. Valmont peut ainsi mener de front la séduction de Mme de Tourvel et la perversion de Cécile. Si les deux libertins, Merteuil et Valmont semblent unis par ce projet, ils sont pourtant toujours rivaux : Valmont se met en valeur en faisant le récit de ses derniers  » exploits  » et Mme de Merteuil répond par la cinglante lettre 81 ; dans cette lettre autobiographique, elle entend prouver à Valmont sa supériorité.  » Et qu’avez-vous donc fait, que je n’aie surpassé mille fois ?  » écrit-elle. Et de raconter sa vie, et le travail qu’elle a fait sur elle-même pour devenir une femme à la réputation inattaquable, qui, sous ce masque, intrigue, perd des réputations et manipule tout le monde. Afin de prouver cette supériorité, elle élabore un stratagème qui lui permet de perdre Prévan, un autre séducteur, dont Valmont est jaloux et qu’il lui avait présenté comme dangereux pour sa réputation. La Marquise de Merteuil triomphe.

La troisième partie du roman s’ouvre sur le silence de Valmont, qui tarde à entériner l’exploit de sa complice. Enfin, il écrit à Mme de Merteuil, et tente de faire valoir ses propres exploits, afin d’obtenir une nuit d’amour avec son ancienne maîtresse. Mais cette dernière les conteste : Valmont peut se prévaloir d’avoir le cœur de Mme de Tourvel, mais il ne peut toujours pas se vanter de l’avoir possédée. Quant à Cécile, c’était une proie bien facile, dont il est impossible de se glorifier. Valmont s’attriste de la mésentente qui est en train de s’installer entre Mme de Merteuil et lui. Il élabore un stratagème pour revoir Mme de Tourvel : il feint une conversion religieuse et entend lui rendre toutes ses lettres.

Le début de la quatrième et dernière partie présente la  » chute  » de la Présidente de Tourvel :  » La voilà donc, vaincue, cette femme superbe qui avait osé croire qu’elle pourrait me résister !  » écrit, triomphal, Valmont à Merteuil (lettre 125). Il exige donc sa nuit d’amour. Mais Merteuil la lui refuse, par jalousie : elle se juge insultée par l’attitude fort cavalière de Valmont, et l’accuse d’être amoureux de la Présidente. Elle exige le sacrifice de la Présidente, et fait parvenir à Valmont un  » petit modèle épistolaire  » (lettre 142) de lettre de rupture cinglante et destructrice. Valmont le recopie et l’envoie à la Présidente, sans penser aux conséquences d’un tel acte. Il songe à se réconcilier avec celle-ci. Mme de Merteuil triomphe, et le fait savoir à Valmont :  » Oui, Vicomte, vous aimiez beaucoup Mme de Tourvel, et même vous l’aimez encore ; vous l’aimez comme un fou : mais parce que je m’amusais à vous en faire honte, vous l’avez bravement sacrifiée.  » Effectivement, Mme de Tourvel sombre dans la folie, et Valmont ne peut réparer sa faute. Mme de Merteuil brave Valmont, en se refusant à lui, et en lui préférant Danceny. Valmont exige une réponse claire.  » Hé bien ! la guerre.  » répond Mme de Merteuil (au bas de la lettre 153, de Valmont à celle-ci). Valmont a l’initiative : il tente de rappeler à Danceny ses sentiments envers Cécile. Le stratagème semble fonctionner. Mais Mme de Merteuil réplique, en dévoilant la vérité à Danceny, concernant Valmont et Cécile : il provoque Valmont en duel, et le tue. Mais Valmont, avant de mourir, confie les lettres de Mme de Merteuil à Danceny. Danceny, avant de quitter Paris pour Malte, a fait connaître ces lettres, en particulier la lettre 81, autobiographique, et celle qui relate le stratagème de Mme de Merteuil pour perdre Prévan. La Présidente, en apprenant la mort de Valmont, meurt. Cécile, à la nouvelle de la mort de Valmont et du scandale qui compromet Mme de Merteuil, décide de prendre le voile. Sa mère, qui ne comprend rien, et pense même à l’unir à Danceny, accepte sa décision, sur les conseils discrets de Mme de Rosemonde. La Marquise de Merteuil est publiquement démasquée, et Prévan réhabilité. Atteinte de la petite vérole, Mme de Merteuil devient borgne et se trouve défigurée. Elle perd un procès qui était en cours et doit fuir en Hollande. Comme l’écrit Mme de Volanges dans la lettre qui clôt l’œuvre :  » Qui pourrait ne pas frémir en songeant aux malheurs que peut causer une seule liaison dangereuse !  »

Quelques pistes de réflexion sur Les Liaisons dangereuses :

1. Le titre

 » danger des liaisons  » et  » liaison dangereuse  » (lettre 22).

Le titre d’une œuvre est souvent pour beaucoup dans le succès, fût-il de scandale, de celle-ci. Pourtant, que l’on ne s’y trompe pas : si le terme de  » liaison  » peut aujourd’hui désigner une relation amoureuse, à l’époque de Laclos, ce sens n’existe pas, et les liaisons du titre renvoient exclusivement à des relations sociales, entre personnes amenées à se côtoyer dans les réceptions, à se fréquenter au théâtre, ou à des tables de jeu, sans que l’amitié, ou l’amour, y aient forcément leur part. Un extrait de la lettre XXII, de la Présidente de Tourvel à son amie Mme de Volanges nous permet de comprendre correctement le sens du titre :  » M. de Valmont n’est peut-être qu’un exemple de plus du danger des liaisons. « , écrit la Présidente de Tourvel à propos de Valmont, c’est-à-dire qu’elle le considère comme la victime de fréquentations susceptibles de pervertir des êtres faibles, influençables. Mais Mme de Volanges ne croit pas à cette théorie, puisqu’elle fait un portrait très noir de Valmont à la Présidente de Tourvel et écrit ces mots :  » Quand il ne serait, comme vous le dites, qu’un exemple du danger des liaisons, en serait-il moins lui-même une liaison dangereuse?  » (lettre XXXII) Le discours de Mme de Volanges est clair : la simple fréquentation de Valmont peut pervertir la réputation la plus établie.

Mais ce que le roman va démontrer, c’est que la liaison peut être mortelle. Le réel danger n’est pas dans la perte de la réputation, si facile à faire ou à défaire, mais dans le mal d’amour, qui mène à la mort. La Présidente de Tourvel sera la victime du danger des liaisons, car prise dans l’engrenage de la sociabilité, elle deviendra la proie de Valmont, et se croyant délaissée, trouvera la mort, alors qu’elle pensait pouvoir le  » convertir  » (lettre VIII de la Présidente de Tourvel à Mme de Volanges, à propos de Valmont :  » Vous qui le connaissez, vous conviendrez que ce serait une belle conversion à faire […]  »

2. Une fin morale ?

 » Adieu, ma chère et digne amie. Je vois bien dans tout cela les méchants punis ; mais je n’y trouve nulle consolation pour leurs malheureuses victimes.  » (Lettre 173, de Mme de Volanges à Mme de Rosemonde)

Les Liaisons dangereuses… Le pluriel a, dans l’œuvre, toute son importance. La Présidente de Tourvel meurt d’avoir aimé Valmont. Prévan est (temporairement) humilié par la Marquise de Merteuil, qui voulait simplement prouver sa supériorité au Vicomte en perdant un homme qui avait la réputation de perdre les femmes. Le Vicomte de Valmont meurt en duel, contre Danceny, parce que son ancienne alliée, la Marquise de Merteuil l’a trahi. La Marquise de Merteuil perd son prestige et sa réputation par les lettres envoyées à Valmont et remises par ce dernier au Chevalier Danceny, qui les fait circuler. Danceny perd ses illusions, son amour pour Cécile de Volanges, et s’exile. Cécile, trompée par Valmont et par Merteuil, mais aussi par Danceny, rentre au couvent.

Ces liaisons sont d’autant plus dangereuses qu’elles n’épargnent personne : Mme de Volanges, qui avait prévu un mariage prestigieux pour sa fille accepte de voir celle-ci prendre le voile, et découvre à quel point elle a été trompée par la Marquise de Merteuil ; la mort lui enlève une amie en la Présidente de Tourvel. Mme de Rosemonde elle-même, pourtant éloignée des vicissitudes de la vie mondaine, perd son neveu, Valmont, à qui elle vouait un amour tout maternel. De plus, destinataire des lettres qui achèvent le roman, seule à connaître l’ampleur du désastre, elle clôt sa dernière lettre à Mme de Volanges par ces mots :  » laissons [« ces tristes événements »] dans l’oubli qui leur convient ; et sans chercher d’inutiles et d’affligeantes lumières, soumettons-nous aux décrets de la Providence, et croyons à la sagesse de ses vues, lors même qu’elle ne nous permet pas de les comprendre.  » (lettre 172)

Si le dénouement était parfaitement moral, les personnages positifs triompheraient, au détriment des personnages négatifs. Or Mme de Tourvel, la plus positive des figures féminines de l’œuvre, meurt d’avoir trop aimé ; Cécile, qui est loin d’être entièrement positive, du fait de sa sottise, sort du couvent au début de l’œuvre pour le réintégrer à la fin. Danceny, qui n’a pas résisté au charme vénéneux de Mme de Merteuil part pour Malte, désillusionné. Seule Mme de Volanges et Mme de Rosemonde demeurent. Mais la première a contribué au désastre en se faisant l’écho des rumeurs qui font et défont les réputations, et en restant aveugle et sourde à ce qui se tramait autour d’elle. Quant à Mme de Rosemonde, si elle incarne un certain bon sens et paraît assez sympathique, son grand âge la tient toujours en dehors de la société. De plus, les personnages négatifs ne sont pas punis de façon exemplaire. L’amour de Valmont pour la Présidente, qui transparaît dans certaines lettres, sa mort en duel, qui s’apparente à un suicide d’amour, rachètent le personnage. Quant à Mme de Merteuil, on peut hésiter entre deux interprétations : la première voit en Mme de Merteuil la seule rescapée du désastre : bien que borgne et désargentée, elle peut encore survivre, et même recommencer à vivre, selon ses  » principes  » (lettre 81) libertins. Son physique peut devenir un atout pour feindre l’austérité, et son esprit est intact. La deuxième interprétation privilégie la défaite de Mme de Merteuil, puisque celle-ci a perdu des armes essentielles, la beauté et l’argent. Quoi qu’il en soit, Mme de Merteuil survit au désastre. Enfin, il convient de s’intéresser au personnage de Prévan : rival de Valmont, qui comme lui a perdu bien des femmes, humilié par Mme de Merteuil, il est, in extremis, réhabilité. Que faut-il penser de cette réhabilitation, et plus loin, de la société, qui fait et défait des réputations ? Laclos rejoint ici son maître, Rousseau, puisqu’il pense, comme lui, que le mal est enraciné non dans l’homme, mais dans la société. Cependant, Les Liaisons dangereuses ne sont pas un roman à thèse : en dernier recours, la fin, loin d’être univoque, laisse la place à l’interprétation personnelle du lecteur. Jean Fabre, lui, a tranché:  » Les Liaisons dangereuses restent un roman prestigieux, dans la mesure même où Laclos n’a pas réussi à en faire un roman moral. »

3. Le genre épistolaire :

 » C’est le défaut des Romans ; l’Auteur se bat les flancs pour s’échauffer, et le Lecteur reste froid.  » Lettre 33, de la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont.

1. Laclos héritier d’une tradition :

Historiquement, la vogue des romans par lettres s’explique par la lassitude du public à l’égard de la fiction romanesque. Le roman épistolaire fait entendre des  » je « , des sentiments, des pensées, qui sont l’œuvre d’ épistoliers authentiques, non d’un auteur qui  » se bat les flancs  » pour imiter la réalité. Le genre du roman épistolaire se développe à la fin du XVIIème siècle, et s’impose avec Les Lettres persanes de Montesquieu, en 1721. Cette œuvre, qui mêle subtilement les réflexions philosophiques et politiques aux intrigues de sérail, exploite la polyphonie, c’est-à-dire la multiplication des points de vue, en multipliant le nombre des épistoliers. Seul le lecteur dispose de l’intégralité de la correspondance, et profite ainsi d’une vue surplombante sur l’ensemble de l’action. Rousseau, avec Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761) va lui aussi utiliser la polyphonie, mais va surtout faire de la lettre un instrument d’analyse psychologique, un témoignage de sentiments authentiques. Que l’on songe à la longue lettre-confession de Julie, l’héroïne, dans la troisième partie, lettre XVIII. Samuel Richardson a connu un succès immense avec Paméla ou la vertu récompensée (1740) et Clarisse Harlowe (1747-1748). Ces deux romans épistolaires ont servi de modèle à Laclos, tout comme ceux de Rousseau et de Montesquieu. Autrement dit, Laclos n’innove pas lorsqu’il choisit la forme épistolaire. Empruntant à Montesquieu l’utilisation subtile des décalages temporels et géographiques engendrés par la correspondance, à Rousseau la finesse des sentiments, le plaisir de la conversation entretenue par lettres interposées, à Richardson ses personnages de séducteurs et de jeunes femmes victimes de ceux-ci, il fait, avec Les Liaisons dangereuses une œuvre unique, dans laquelle aucun élément n’est gratuit.

En feignant de présenter une correspondance,  » des lettres recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres  » (sous-titre des Liaisons), Laclos, devenu le rédacteur fictif, veut faire croire à la vérité de ces lettres, et à l’existence des épistoliers. Pour conforter cet effet de réel, il met en place, dans l’avertissement de l’éditeur et dans la préface du rédacteur une stratégie du doute, bien connue des auteurs de romans épistolaires : l’  » éditeur  » écrit :  » Nous croyons devoir prévenir le Public que, malgré le titre de cet Ouvrage et ce qu’en dit le Rédacteur dans sa Préface, nous ne garantissons pas l’authenticité de ce Recueil, et nous avons même de fortes raisons de penser que ce n’est qu’un Roman.  » Le rédacteur, lui, met en avant l’authenticité de cette correspondance, et précise qu’il a  » supprimé ou changé tous les noms des personnes dont il est question dans ces Lettres.  » C’est le même souci du respect de l’anonymat des épistoliers qui explique la suppression des noms de lieu ( » aux Ursulines de …  » ;  » au Château de … « , par exemple) et l’incomplétude du millésime des lettres. Soyons clair : il s’agit bien d’un roman, entièrement composé, inventé par Laclos. Et cette stratégie, qui joue de l’effet de réel, est, au XVIIIème siècle, âge d’or du roman épistolaire, une convention tacite entre l’auteur et le lecteur, qui assure à ce dernier une grande liberté d’interprétation : il peut penser que cette correspondance est authentique, et chercher des clefs, pour savoir quelles personnes réelles se cachent derrière les personnages du roman ; ou bien il peut accepter l’idée que le roman a parfaitement suppléé la réalité, et qu’en tant que tel, il est captivant. Effectivement, le lecteur d’aujourd’hui, averti, sait que Les Liaisons sont une invention de Laclos. Cela ne l’empêche pas d’apprécier l’œuvre, au contraire : il ne peut qu’admirer la véracité des personnages imaginés par Laclos, et la qualité de leur correspondance.

2. Originalité des Liaisons dangereuses:

 » Chacun de nous ayant en main tout ce qu’il faut pour perdre l’autre, nous avons un égal intérêt à nous ménager mutuellement « . Lettre 153, du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil.

Dans le roman de Laclos, chaque épistolier a son style, ce qui permet au lecteur de le mieux cerner : Cécile s’exprime de façon très gauche, elle commet souvent des fautes de syntaxe, ou utilise trop souvent l’adverbe  » bien « . Mme de Merteuil, elle a du style, et son écriture est efficace : son  » petit modèle épistolaire « , fourni à Valmont pour rompre avec la Présidente, fait mouche, aussi sûrement qu’une balle. Citons-en les dernières phrases : (lettre 141, de Merteuil à Valmont)  » Adieu, mon Ange, je t’ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret : je te reviendrai peut-être. Ainsi va le monde. Ce n’est pas ma faute.  » Merteuil, et Valmont dans une moindre mesure, manipulent la langue : ils savent feindre, par écrit, des sentiments qui leur sont étrangers. Que l’on se reporte à la lettre 36 de Valmont destinée à Mme de Tourvel : tout le vocabulaire du sentiment, du tourment amoureux est employé pour émouvoir le destinataire :  » Dévoré par un amour sans espoir, j’implore votre pitié et ne trouve que votre haine : sans autre bonheur que celui de vous voir, mes yeux vous cherchent malgré moi, et je tremble de rencontrer vos regards.  » Et le stratagème fonctionne, peut-être aussi parce que Valmont est plus sincère qu’il ne le voudrait lorsqu’il évoque son amour pour la Présidente. Mais il sait aussi jouer du registre dévot, lorsqu’il convainc le Père Anselme, confesseur de la Présidente, de son désir de se convertir, d’abjurer ses erreurs passées, et de s’engager dans  » un sentier nouveau  » (lettre 120). On peut également citer certaines lettres de la Présidente, qui rappellent le ton passionné des héroïnes raciniennes (lettre 143, à Mme de Rosemonde) :  » Le voile est déchiré, Madame, sur lequel était peinte l’illusion de mon bonheur. La funeste vérité m’éclaire, et ne me laisse voir qu’une mort assurée et prochaine, dont la route m’est tracée entre la honte et le remords. « 

Mais la variété des styles n’est pas tout. Avec Laclos, la lettre se pare de nouvelles fonctions : elle devient une arme, nous l’avons dit à propos de Merteuil et de Valmont, mais aussi une clef qui ouvre bien des portes, dans le cas de Valmont : c’est sous le prétexte de remettre à Cécile une lettre de son amoureux Danceny qu’il s’introduit dans sa chambre. C’est pour remettre ses lettres à la Présidente qu’il obtient une entrevue avec elle, et la séduit.

La lettre est également un outil d’analyse très efficace : Mme de Merteuil est une lectrice extrêmement fine, qui lit entre les lignes, et découvre très tôt dans les lettres de Valmont concernant la Présidente que la forfanterie de celui-ci ne cache que mal un sentiment amoureux puissant, que l’on se reporte à la lettre 10 par exemple. Elle se livre souvent à des explications de texte, comme à la fin de la lettre 33, dans laquelle elle commente une lettre de la Présidente à Valmont, et parfois elle donne des leçons de style ou de stratégie, car style et stratégie ne font qu’un dans Les Liaisons dangereuses. Que l’on se reporte à la lettre 105, destinée à Cécile de Volanges :  » Voyez donc à soigner davantage votre style. Vous écrivez toujours comme un enfant. […] « , ou à celle destinée à Valmont : (lettre 33)  » la véritable école [faute digne d’un écolier] est de vous être laissé aller à écrire.  »

C’est enfin la lettre qui permet le secret des relations entre Merteuil et Valmont : ils ne se fréquentent jamais en société, et c’est par la lettre que leur union diabolique se maintient. Chacun peut perdre l’autre, et leur mutuelle discrétion est leur seul garant. C’est en manquant à son plus grand principe,  » ne jamais écrire  » (lettre 81) que Mme de Merteuil se perd : Valmont a bien compris qu’en confiant sa correspondance à Danceny, il perdrait très sûrement son ancienne alliée, devenue sa rivale. C’est dans cette perte de la maîtrise que Merteuil, peut-être, est disqualifiée : la plus habile des femmes, la plus méchante aussi, est punie par là où elle a péché. Chez Montesquieu, Richardson, Crébillon ou Rousseau, la lettre raconte l’événement ou les sentiments. Chez Laclos, elle est à la fois moyen d’action et action.

4. Le libertinage :

 » J’ai bien besoin d’avoir cette femme [la Présidente de Tourvel], pour me sauver du ridicule d’en être amoureux. « , lettre 4, du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil.

Le libertinage est un courant de pensée qui naît en France au XVIIème siècle, s’épanouit durant tout le XVIIIe siècle, et se signale par une revendication de liberté prise par rapport aux mœurs et à la religion. La première moitié du XVIIème voit se développer le libertinage dit  » érudit « , qui critique essentiellement le pouvoir de la religion. Les libertins de cette époque sont des savants, des érudits, des philosophes, tels que Gassendi, Naudé et Cyrano de Bergerac. Au siècle suivant, les philosophes des Lumières reprennent à leur compte l’héritage du libertinage érudit, tandis que se développe parallèlement un libertinage des mœurs. Valmont et Merteuil sont des libertins, aux mœurs légères, ils séduisent, perdent leurs victimes, avec adresse et sans remord. La séduction passe par la réflexion, la conquête se fait militaire ou guerrière. Mais la guerre des sexes détermine deux modes de combat : Valmont est un séducteur redoutable, il recherche les coups d’éclat pour les faire connaître, et chaque séduction nouvelle ajoute à son  » mérite « . Selon les mots de Mme de Merteuil :  » Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. Pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins.  » (lettre 81) Mme de Merteuil, au contraire, parce que femme, doit manœuvrer dans l’ombre. Elle déclare la guerre aux hommes dans la lettre 81 :  » née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, j’a[i] su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi.  » C’est grâce à un immense travail sur elle-même qu’elle devient une femme de tête, réussissant à conserver son indépendance, ses amants et son inattaquable réputation. En choisissant de mettre au centre des Liaisons dangereuses deux libertins, Laclos inscrit bien son œuvre dans la tradition du libertinage de mœurs, représenté par Richardson, Crébillon fils, mais aussi par le Diderot des Bijoux indiscrets.

Mais que l’on ne s’y trompe pas, si certains passages des Liaisons dangereuses ont valu son succès de scandale à l’œuvre, pourtant, Laclos n’est pas Sade, et Les Liaisons dangereuses ne se complaisent jamais dans la débauche. Ce qui importe toujours, dans l’œuvre de Laclos, ce n’est pas l’acte, c’est son récit, et ses conséquences. Lorsque Valmont viole Cécile, et en fait le récit à Mme de Merteuil, et au lecteur indiscret, il ne sombre pas dans les détails crapuleux ou le vocabulaire spécialisé. Significativement, il songe à composer un  » catéchisme de débauche  » pour  » [s]on écolière  » (lettre 110), mais le lecteur ne feuillettera jamais cet ouvrage. Les scènes qui pourraient être sensuelles (le viol de la naïve Cécile, celui de la prude Présidente, la rédaction d’une lettre d’amour à la Présidente sur une femme transformée en pupitre (voir le bas de la lettre 47), les soirées de  » petite maison  » de la Marquise de Merteuil, (voir lettre 10, de Merteuil à Valmont), le stratagème de Valmont pour obtenir le contenu des poches de la Présidente, raconté dans la lettre 44, ou l’éducation sexuelle de la Marquise de Merteuil, relatée dans la lettre 81) sont le plus souvent narrées à l’aide de sous-entendus, de litotes ou d’euphémismes. On peut également relever des jeux de mots grivois dans la correspondance des deux roués, (le bois du Comte de B***, fin de la lettre 59 et de la lettre 63, par exemple) mais ils sont davantage des politesses de conversation, destinées à agrémenter la lettre, que des motifs licencieux livrés au lecteur égrillard. De plus, ils relèvent le plus souvent de la double entente, et confirment ainsi l’habileté stylistique des roués, et donc leur habileté à manipuler les autres. Le libertinage est plus intellectuel que sensuel dans Les Liaisons dangereuses, et significativement, le terme n’apparaît qu’une fois dans l’œuvre, sous la plume de la Marquise de Merteuil, et dans le tour  » libertinage d’esprit « . Cela n’a rien d’anodin, car le roman de Laclos est aussi un roman d’analyse. Les Lumières ont passé par là, et la séduction profite des progrès de la science, des connaissances, de l’étude de l’homme sous tous ses aspects. Que l’on se reporte à la lettre 81 de la Marquise de Merteuil : elle a lu des romanciers, des philosophes, des moralistes, afin d’étudier la nature humaine, pour la mieux manipuler. Selon l’heureuse expression de Laurent Versini,  » la séduction est devenue déduction.  » Le libertinage des Liaisons témoigne des réalités du temps : l’aristocratie française, faute de combattre pour le royaume puisque la France est en paix, a porté la guerre dans les salons, et les belligérants sont sans pitié, car ils possèdent une arme très puissante, la connaissance de la nature humaine.

En guise de conclusion, voici, choisies entre mille, quelques questions qui pourront susciter la curiosité du lecteur, et l’inciter à se plonger, ou se replonger, dans la lecture des Liaisons dangereuses :

  • Peut-on considérer que c’est Mme de Merteuil qui triomphe, en obtenant la mort de Valmont, ou que c’est lui qui triomphe, puisqu’il lui fait perdre sa si solide réputation, et meurt noblement en duel ?
  • Valmont était-il amoureux de Mme de Merteuil, et jaloux des amants de celle-ci, malgré son image de libertin jouisseur, blasé et froid ?
  • Valmont aurait-il pu se convertir à l’amour dans les bras de la Présidente, et abjurer le libertinage ?
  • Pourquoi Valmont recopie-t-il l’atroce lettre de rupture fournie par Mme de Merteuil et l’envoie-t-il à Mme de Tourvel, alors qu’il est suffisamment subtil pour envisager les suites fatales de cette lettre ?
  • Pourquoi Laclos fait-il de Mme de Merteuil un personnage aussi machiavélique, tout en lui réservant un sort ambigu ?
  • Mme de Merteuil et Valmont ont-ils jamais été alliés ? Ne sont-ils pas plutôt d’éternels rivaux, qui rêvent de se mettre à mort, dès le début ?
  • Et pour finir, qui est le véritable héros du roman ? Est-ce Mme de Merteuil, parce qu’elle est la plus machiavélique, est-ce Mme de Tourvel, parce qu’elle est la plus pure, ou est-ce Valmont, parce qu’il est le personnage le plus ambigu ?

Clémence Camon